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Le puits observatoire : "Janus-Schacht"


En mai 2021, le staff ASAPE 14-18 était mobilisé dans la carrière souterraine prénommée par les allemands « Lager Keller » (Cave de dépôt). Toutes nos forces étaient alors engagées afin de découvrir l’accès du « Heimburg Tunnel », une galerie souterraine qui prenait son départ depuis le fond de cette carrière vers les lignes d’approvisionnements allemandes.

Non sans peine, et après 49 heures de travail et 70m3 de sable dégagé, les 48 membres du Staff ASAPE engagés avaient découvert l’entrée du « Heimburg Tunnel », accessible par un escalier en quart tournant ; malheureusement, ce dernier était complètement écrasé, rendant l’accès au cheminement du tunnel impossible.


Notre analyse de 2021 avait également conclu que le site du « Lager Keller » était une carrière souterraine de stockage pour matériels (munitions d’infanterie, artillerie de tranchées, bois, outils, etc.) ; une voie étroite de chemin de fer de type « decauville » venant de l’arrière s’y arrêtait pour décharger le matériel. A quelques centaines de mètres de ce site de stockage, la voie empruntait le « Presentin-Johansen Tunnel », un ouvrage souterrain rectiligne de 185 mètres, construit en 2 mois et rendu opérationnel le 29 juin 1915 par les hommes du Grenadier Régiment 89. Ce prolongement souterrain permettait aux wagons de s’approcher au plus près du front afin de l’approvisionner directement.





L’intervention avait permis à l’ASAPE 14-18 d’écarter les rumeurs locales qui affirmaient l’existence – à cet endroit précis – d’un abri profond de 10 mètres équipé d’un périscope destiné à surveiller les lignes françaises…

Il s’agissait en fait d’un puits d’observation, percé par l’occupant allemand dans le ciel de cette carrière (« Lager Keller ») et atteignant la surface 10 mètres au-dessus : le « Janus-Schacht » (le puits Janus).


Avec l’aimable accord du propriétaire, nous étions – en ce début d’année 2024 – de retour sur le site du « Lager Keller » dans le cadre d’un entraînement avec des spéléologues de l’Oise ;

cette collaboration résulte de la complexité de certains systèmes souterrains que nous rencontrons actuellement.

Puits ascendants ou descendants, structures souterraines friables, voire inondées, font qu’aujourd’hui notre association, spécialisée dans la recherche et l’analyse des structures souterraines de la Grande Guerre, doit s’appuyer sur l’expérience et les techniques des spéléologues pour mener à bien ses projets.


L’exercice consiste donc à se familiariser au transport, au montage et à l’utilisation d’un « mat d’escalade ». Composé d’une succession de tubes de 1,60 mètre de long, ces tronçons sont facilement transportables dans les cavités et forment, une fois assemblés, un mat vertical pouvant atteindre 15 mètres ; une échelle ainsi qu’une corde de sécurité y sont fixées, afin de permettre l’ascension du grimpeur en toute sécurité.

Sur notre secteur de l’Oise, seul le puits d’observation du « Lager Keller » nous offrait une verticalité suffisante pour cet entraînement à l’ascension de puits verticaux ; nous avons donc saisi l’occasion pour observer de plus près ce puits, afin de mettre en lumière sa fonction et son histoire.


Directement percé dans le plafond de cette ancienne carrière d’extraction de pierre, ce puits est taillé au carré d’1,45 mètre sur 1,45 mètre ; du sol à la surface, nos relevés indiquent une hauteur d’un peu plus de 10 mètres. Aujourd’hui fermé depuis la surface par une tôle, nous pouvons rajouter un bon mètre pour obtenir sa hauteur initiale de 1915. Compte tenu des récits historiques allemands et du découpage militaire du secteur, nous attribuons la construction de ce puits aux hommes du Grenadier Régiment 89 dans une période comprise entre octobre 1914 et octobre 1915 ; d’ailleurs, une trace rupestre située face au puits laissée par le Soldat Otto Born de la troisième kompanie du Grenadier Régiment 89 permet d’accréditer cette hypothèse.


Dans le conduit de ce puits, des supports métalliques sont encore visibles à 4, 6 et 8 mètres de hauteur, indiquant que l’accès – de la carrière souterraine à l’observatoire situé en surface – se faisait par une échelle métallique, solidement scellée à la paroi.

Une trace rupestre située à proximité du pied du puits attire notre attention ; difficilement observable depuis le sol de la carrière, l’exercice technique organisé par l’ASAPE 14-18 dans ce puits est l’occasion de l’analyser de plus près.

Située à 3 mètres de haut, cette trace rupestre représente une tête humaine avec un double visage en miroir, trace parfaitement alignée avec la base du puits. Compte tenu de sa hauteur, ainsi que de sa position, aucun doute n’est permis quant à son origine allemande, du fait de l’occupation continue du secteur entre septembre 1914 et mars 1917.

La trace est gravée dans la paroi calcaire et mesure 25 centimètres sur 20 ; elle n’est pas signée et ne semble pas représenter d’éléments d’ordre militaire.


N’ayant aucune indication sur cette représentation et son auteur, nous tentons notre chance sur les moteurs de recherches avec les mots « représentation - double visages ».

L’un des premiers résultats fait référence à la mythologie romaine et plus précisément à « Janus », le dieu à deux visages ; ce dieu est toujours représenté avec cette caractéristique de deux visages opposés, l’un regardant devant lui, l’autre derrière.

C’est que l’on appelle un « bifron ».



Quel peut bien être le lien entre cette trace rupestre de la Grande Guerre et le dieu romain Janus ?


En nous basant sur nos constatations, notamment sur l’emplacement de la trace rupestre et sur celui de l’observatoire situé à l’aplomb du puits, et nous référant à la mythologie romaine, nous pouvons présenter plusieurs théories :


Théorie n° 1 : les portes du « Lager Keller »

Janus est le dieu des commencements et des passages, il protège les entrées et les retours. Il lui revient la responsabilité d’accueillir les amis et de chasser les visiteurs indésirables ; ainsi, l’emplacement de cette trace rupestre à proximité de l’entrée de cavage et de la base du puits peut expliquer le choix de l’auteur de l’apposer à cet emplacement précis. Nous pouvons donc supposer que les Allemands sont les « amis » et que les Français sont les « visiteurs indésirables » dans ce lieu.


Théorie n° 2 : la guerre de position

Le dieu Janus est associé au passage entre un temps de guerre et un temps de paix. Nous pouvons avancer l’hypothèse selon laquelle l’intérieur du « Lager Keller » est considéré comme un lieu sûr, de repos, de paix alors que l’extérieur est synonyme de guerre ; Janus serait le gardien du passage entre ces deux mondes.


Théorie n° 3 : janvier 1915

Le mois de janvier (januarius) doit son nom au dieu Janus. Le double visage de ce dieu lui permet d’être simultanément tourné vers l’année écoulée (1914) et celle qui commence (1915) ; ainsi la trace rupestre présente dans cette cavité souterraine pourrait indiquer que sa réalisation date de janvier 1915.


Théorie n° 4 : la surveillance

Janus est avant tout le dieu des portes, ses deux visages lui permettant de surveiller l’extérieur comme l’intérieur. Nous pouvons ici considérer le rôle de l’observatoire situé en haut du puits permettant de surveiller à la fois le territoire allemand nouvellement conquis et « le dehors » de ce territoire, à savoir la zone française.



Notons que l’entrée de cavage du « Lager Keller » fait directement face aux lignes françaises ; ces dernières étant pourtant situées à 1200 mètres, c’est vraisemblablement cette configuration dangereuse qui a dissuadé le commandement allemand de ne pas utiliser le « Lager Keller » comme cantonnement pour hommes de troupe.

Le profil altimétrique entre les premières lignes françaises et l’entrée de cette carrière montre bien que les Français peuvent – depuis leurs premières lignes – observer directement l’entrée de cette carrière allemande ; à l’inverse, les Allemands étant plus bas de 4,50 mètres n’ont pas de vue directe sur les lignes françaises.

C’est cette topographie du relief local qui incitera les Allemands à creuser un puits d’accès vertical à la surface afin d’y installer un poste d’observation pour la surveillance et la coordination des tirs d’artillerie.

Une fois en haut de ce puits, l’observateur se trouve désormais surélevé de 4,70 mètres par rapport aux lignes françaises, ce qui permet aux Allemands, de contrôler les mouvements des lignes adverses.


Les cartes allemandes mentionnent bien la présence d’un observatoire à l’emplacement même du puits du « Lager Keller ». Notre profil altimétrique confirme en outre que, du haut de ce puits, l’on peut voir à plus de 1500 mètres en direction des lignes des françaises ; toutefois, son champ de vision est relativement restreint du fait de son encaissement dans une vallée.


Bien évidemment, le puits Janus et son observatoire font partie intégrante d’une série d’observatoires d’artillerie allemands sur le secteur.

Ainsi, en plus de ceux installés en premières lignes, nous pouvons à ce jour identifier :


- sur l’aile gauche du « Lager Keller », dans une configuration quasi identique, un puits de 5 mètres construit depuis le ciel de la carrière « Friedrich-Franz Höhle » et qui donne accès à un observatoire ;

- sur son aile droite, c’est le puits de la « Strelitz-Höhle », qui assure l’observation des premières lignes françaises ;


- au niveau du deuxième réseau de défense (4ème ligne), les grands arbres qui ont survécu aux bombardements servent, sur ce secteur, de postes d’observation, tels que les arbres « David Baum », « Lezius Baum », « Frannen Baum », ou encore « Drei Baum ». Ces derniers culminent à plus 20 mètres de hauteur et permettent une observation du champ de bataille à plus de 1400 mètres.



- enfin, à plusieurs kilomètres en arrière se trouvent les ballons captifs d’observation allemands « Drachenballon » ; certains modèles sont capables d’atteindre une altitude de 2000 mètres et offrent une excellente vision stratégique.






Tous ces observatoires sont reliés entre eux par liaisons téléphoniques qui permettent de transmettre les données et les informations aux positions d’artillerie situées en arrière-lignes. Une carte allemande du réseau téléphonique de 1916 en notre possession confirme bien l’étendue de ce réseau, entre observatoires et groupes d’artillerie du secteur.

En surface, ne subsistent que quelques vestiges de béton de faible épaisseur (inférieure à 10 cms) et des morceaux de tôles allemandes de types « métro » provenant du poste d’observation.




La consistance du béton indique qu’il est bien d’origine allemande et coulé en début de guerre, avec très peu de gravier et quasiment aucune armature métallique.

Compte tenu de l’épaisseur, il est peu probable qu’il ait pu résister à un impact direct d’obus. Rappelons ici qu’un observatoire militaire se doit d’être le plus discret possible de l’ennemi ; il est souvent camouflé et peut – dans certains cas – être équipé d’une protection contre les tirs. Le béton découvert aurait pu être rattaché à une petite construction afin de protéger l’observateur des tirs ennemis.


Rien ne permet aujourd’hui d’affirmer si cet observatoire fut détruit durant les combats de la guerre de position ou lors de la retraite allemande de 1917 ; toutefois, la disposition des débris laisse penser à un dynamitage. Est-ce le fruit de la retraite allemande ou de la reprise du secteur par les Français ? Nous n’avons pas la réponse.


Les tranchées françaises proches du « Janus-Schacht » ont aujourd’hui majoritairement disparu, rendues à l’agriculture pendant les années 20, après le classement du secteur en « zone rouge ». Ce que les observateurs allemands pouvaient scruter des lignes françaises du haut du « Janus-Schacht » est, depuis 2011, enseveli sous un centre d’enfouissement de déchets à proximité du hameau détruit de Puisaleine.


Quant aux arbres ayant servi d’observatoires aux Allemands, très peu subsistent sur le secteur ; quelques-uns sont encore préservés sur les terres des communes avoisinantes (Bitry, Nampcel ou encore Tracy-le-Mont). Il est encore possible de nos jours de s’en approcher et d’apercevoir les échelons métalliques ancrés dans l’écorce des troncs, permettant – il y a plus de 100 ans – aux observateurs de prendre position à plusieurs mètres de hauteur.


Les carrières souterraines sont encore présentes ainsi que leurs puits observatoires ; ces derniers traversent le temps et sont – pour le moment – préservés, bien que certains servent de vide-ordures pour des incivilités…



Tous nos remerciements au Club de spéléologie « Nuit Minérale » pour le prêt du matériel pour ce projet d’entrainement au « Janus-Schacht ».


Découvrez leurs activités et animations sur leur site internet :


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